Biographie


Né à Oran en Algérie le 9 mars 1941 et mort à Marseille le 24 mars 2014, Jean-François Mattéi avait fait toutes ses études au Lycée Lamoricière d’Oran et à l’Université d’Aix-en-Provence. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence et agrégé de philosophie en 1967, professeur à l’université de Nice-Sophia Antipolis de 1981 à 2009 et à l’IEP d’Aix pendant vingt ans, grand pédagogue et conférencier infatigable, Jean-François Mattéi a formé des générations entières d’étudiants en France comme à l’étranger. Il était, entre autres, spécialiste de Platon, Heidegger et Camus, auxquels il a consacré de nombreux ouvrages ou essais, comme par exemple Platon et le miroir du mythe en1996, Heidegger et Hölderlin en 2001,ou Albert Camus. Du refus au consentement en2011. Mais c’était aussi un penseur impliqué dans les affaires du monde, un observateur engagé et critique de la société contemporaine comme l’attestent plusieurs de ses ouvrages tels La Barbarie intérieure. Essai sur l’immonde moderne, en 1999, Le Regard vide, en 2007, Le Procès de l’Europe en 2011, L’Homme indigné, en 2012 ou L’Homme dévasté paru à titre posthume en 2015.  C’était enfin un amoureux et fin connaisseur du cinéma, de la musique, de la bande dessinée, de la comédie musicale, et un excellent pianiste de jazz. Penseur résolument grec et profondément ancré dans le monde méditerranéen dont il était issu, fidèle à la « pensée de midi » incarnée par Albert Camus, il avait fait sienne cette phrase de L’exil d’Hélène dans L’Été : « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs ».

Jean-François Mattéi, par lui-même

Quand on revient sur un parcours de philosophe, avec le brin de nostalgie que ce retour impose, on fait obscurément appel à l’identité narrative dont parlait Paul Ricœur. Elle ne cesse sans doute de se faire et de se défaire au fil d’un récit réinventé à mesure. Il reste qu’elle est racontée par un même sujet qui tisse son identité mouvante sur une même trame. En réfléchissant à la question que me pose Paul Audi, sur ma situation dans la philosophie contemporaine, je m’aperçois que, depuis mon premier ouvrage, je suis resté fidèle à un seul thème, inactuel en diable, tout en le déclinant sur des terrains différents, métaphysique, éthique et politique.

Mon Doctorat d’État parut en 1983 aux Puf dans la collection « Épiméthée » sous le nom de L’Étranger et le Simulacre. Son titre faisait allusion, chez Platon, à la dualité du philosophe, étranger dans sa propre cité comme Socrate dans le Phèdre, et du sophiste qui simulait la démarche du philosophe au point de s’identifier à lui. En grec, philosóphos et sophistés sont de même racine, et l’on confondait à Athènes comme on confond aujourd’hui l’homme habile en paroles vraies et l’homme habile en faux-semblants. Le titre jouait aussi, cette fois chez Nietzsche le grand adversaire de Platon, sur la dualité du Voyageur et son ombre. Il me semblait que l’opposition du philosophe et du sophiste, transposée sous celle de l’Étranger et du Simulacre, se retrouvait à travers l’histoire de la philosophie européenne.

Le premier prend le pari d’une existence vouée à la révélation de la vérité en orientant la pensée vers l’Idée, alors que le second tient le pari inverse d’une existence vouée à la diffusion des simulacres en détachant le langage de l’Être. Mon itinéraire devait donc rencontrer les sophistes de notre temps qui sacrifiaient à la duplicité du simulacre. À l’image de Gilles Deleuze dans son article Platon et le simulacre, ou de Jacques Derrida, dans son essai La Pharmacie de Platon, les penseurs postmodernes des années 60 mettaient en cause, avec le platonisme une première fois renversé par Nietzsche, l’ensemble de la philosophie. Jacques Derrida, cherchant à traduire la Destruktion heideggerienne de la métaphysique, donna à ce mouvement de subversion le nom évocateur de « déconstruction ».

Pour déconstruire l’être, le principe, le fondement ou le sujet substantiel, bref, ce que la philosophie a reconnu comme Idée à partir d’une modélisation de la réalité, il faut opposer au modèle, non pas sa copie conforme, l’icône, mais son image infidèle, que Platon nommait « idole », « ombre » ou « fantasme », et que nous nommons volontiers « simulacre ». C’est dire que toute l’entreprise moderne, ou postmoderne, de pensée se tient sous le signe, non pas de l’idéalisation ou de la modélisation de la réalité, mais de la simulation d’un réel qui se disperse dans le scintillement des simulacres. C’est une telle trace que j’ai suivie dans plusieurs ouvrages où j’ai rencontré, soit les simulacres de Deleuze qui effectuaient « la plus innocente de toutes les destructions, celle du platonisme » (Logique du sens), soit les « fausses unités de simulacre » de Derrida (Positions) qui déconstruisaient toute possibilité de sens, que ce soit dans l’être, dans la pensée ou dans le langage.

Au fond, ce qui est en cause dans les multiples avatars de la déconstruction, c’est ce que Heidegger a appelé « le sens de l’être » qui s’est vu éclipsé par le non-sens du simulacre. Je suis donc passé de Platon à Heidegger, qui était réservé à l’égard de la philosophie platonicienne, tout en continuant à penser, comme il le reprochait d’ailleurs à Nietzsche, à l’intérieur du platonisme. Peut-on penser en dehors de Platon et s’arracher à la caverne ou s’enfouir en elle ? J’en ai toujours douté, les anti-platoniciens utilisant les armes de Platon au point de les retourner contre eux-mêmes. C’est le cas de la démarche de Heidegger après ce qu’il a nommé « le tournant » de l’être. En publiant avec Dominique Janicaud La Métaphysique à la limite (Puf, « Épiméthée », 1983 [1]), j’ai mis en évidence la figure cosmique du Geviert ou « Quadriparti ». Constituée, à partir d’une méditation sur les poèmes de Hölderlin, La Germanie et Le Rhin essentiellement, le Geviert articule en un même chiasme la Terre et le Ciel, les Dieux et les Hommes. Or, nous retrouvons là une formule de Platon dans le Gorgias, en 508 a, pour désigner « l’ordre du monde », cosmos, et qualifier ce que Heidegger appelle plus sobrement « le monde », die Welt. Est-il possible de s’arracher à cet ordre et de parier pour une acosmie comme l’affirment les déconstructeurs ?

La figure cosmique du Gorgias est d’origine pythagoricienne, et l’on ne s’étonnera pas que Platon ait donné la parole à un pythagoricien dans le Timée. On ne s’étonnera pas non plus que j’aie rédigé, en dehors de Platon (« Que sais-je ? », 2005) et Platon et le miroir du mythe (1996 ; « Quadrige », 2002), un Pythagore (« Que sais-je ? », 1993). Ces travaux sur la pensée grecque, appuyés sur un ouvrage collectif, La Naissance de la raison en Grèce (Puf, 1990 ; « Quadrige », 2006), m’ont incité à revenir vers notre modernité pour la mettre en perspective avec l’antiquité. Aussi ai-je publié deux livres sur Heidegger, un essai Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti (Puf, « Épiméthée », 2001), puis un collectif Heidegger et l’énigme de l’être (Puf, 2004), dans lesquels j’ai tenté d’insérer la pensée de Heidegger, non pas dans la déconstruction d’un système, mais dans la constitution d’une architectonique. Heidegger demeurait platonicien, mais aussi kantien, quand il proposait l’« architectonique » du Geviert en reprenant ce néologisme de Platon (Politique, 261 c) pour définir la systématicité de la philosophie dans son cours sur Schelling.

En me réclamant de l’architectonique platonicienne et de l’architectonique heideggerienne, j’ai à nouveau reconsidéré le monde moderne qui vit, comme l’avait décelé Husserl en 1935, sous le régime d’une crise généralisée du sens. Pour rester dans l’inactualité, j’ai fait une première critique de cette modernité dans La Barbarie intérieure. Essai sur l’immonde moderne (Puf, 1999 ; « Quadrige », 2004), puis dans La Crise du sens (Cécile Defaut, 2006). La barbarie douce que nous vivons demeure arrimée à la barbarie totalitaire que les démocraties ont produites, comme l’a montré parmi d’autres auteurs Zygmunt Bauman dans Modernité et Holocauste. J’ai continué à étudier cette généalogie de la barbarie en remontant les siècles pour approcher la source de la pensée européenne, qui irrigue la philosophie, l’art, la science, l’éthique et la politique. L’arrière-fond de ces travaux reste toujours la lutte permanente entre l’être et l’illusion, ou, si l’on préfère, le modèle et le simulacre.

Deux ouvrages complémentaires sont nés de ces recherches : Le Regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne (Flammarion, 2007 ; Prix Monthion de l’Académie française, 2008), ainsi que Le Procès de l’Europe (Puf, 2011). Dans ces essais, je tente de retrouver la vérité de la culture européenne, dont le logocentrisme est mis en question sous toutes ses formes alors que, comme l’ont montré aussi bien Emmanuel Levinas que Cornelius Castoriadis, les outils intellectuels qui nous permettent de la critiquer ont été apportés par cette même culture. La pensée de l’universel, que Derrida identifie à l’européocentrisme, n’est pas susceptible de se déconstruire ou de se dissoudre car elle ne connaît pas d’instance supérieure à sa propre raison.

Ma réflexion sur les rapports équivoques de la réalité et de l’illusion, en termes platoniciens de l’idée et du simulacre, a abouti à la rédaction de La Puissance du simulacre. Dans les pas de Platon (François Bourin, 2013). Je développe le modèle platonicien de la mimesis, avec les trois niveaux de l’Idée, de l’Icône et du Simulacre, qui détermine encore notre conception rationnelle du monde, dans le domaine de la physique, et notre production actuelle de simulacres, dans le domaine de l’art. Réfléchissant sur le statut des images virtuelles, je montre à quel point les phénomènes de simulation qui envahissent les écrans proviennent de procédés numériques qui projettent leur intelligibilité dans le sensible. Ce n’est pas le simulacre qui prend le pas sur l’idée, mais, au contraire, l’idée qui produit le simulacre, ou, d’une façon générale, c’est la modélisation de la réalité qui engendre la simulation de la virtualité. J’avais évoqué ce point dans mon livre sur Jorge Luis Borges et la philosophie (Ovadia, 2010) pour établir comment l’écrivain argentin, mettant en scène un jeu complexe de simulations, raccordait pourtant les simulacres à l’idéalité platonicienne.

L’inactualité de mes travaux tient à mon désaccord radical avec les postulats de la pensée postmoderne. À déconstruire toute possibilité de sens, et à spéculer sur la mort de Dieu, la mort de l’homme et la mort de l’instance transcendantale, elle s’interdit, non seulement d’accéder à la vérité dans l’ordre théorique, mais à constituer un monde juste dans l’ordre éthique et politique. Ce refus de la déconstruction m’a conduit à faire une recherche sur Le Sens de la démesure depuis l’antiquité (Sulliver, 2009) pour envisager les formes d’hubris qui dominent notre époque. C’est sur cette voie que j’ai rencontré l’œuvre de Camus, avec Albert Camus et la pensée de Midi (Ovadia, 2010), Comprendre Camus (Max Milo, 2013) et Citations de Camus expliquées (Eyrolles, 2013). Que nous apporte l’auteur de L’Étranger ? La pensée la plus inactuelle qui soit, celle d’une mesure qui trouve son origine dans la démesure qu’elle réussit à surmonter. Rien de déconstruit chez Camus quand il suivait le chemin de Tipasa ou qu’il se rendait chez René Char au pied du Ventoux. Mais une fidélité à ce que Nietzsche, avant lui, avait nommé « le sens de la terre » et qui recroise sans doute ce que Heidegger entendait par « le sens de l’être ».

Tiré de Audi, P., Mattéi, J.-F., Nancy, J.-L., Barbéris, I., Renaut, A. et Godin, C. (2014). À Propos de : Marion, Mattéi, Nancy, Rancière, Renaut, Serres, Zarka. Cités, 58(2), 223-270. https://doi.org/10.3917/cite.058.0223.